Histoire de Mistigri : les enfants de la guerre.
Nous sommes tous nés pendant la seconde guerre mondiale, vers les années 1941-1942, et avons eu la chance de survivre à tous ces bombardements meurtriers qui frappaient indistinctement des innocents à Lorient et dans notre région.
Après avoir vécu plusieurs années à Brest, nous retrouvâmes avec une joie immense notre dernière grand-mère, Mathurine ; notre « Nénaine Thurine », comme nous l’appelions depuis notre petite enfance. Elle portait allègrement ses 80 ans et n’avait perdu aucune de ses facultés intellectuelles. J’étais la seule de ses petites-filles qui l’écoutait. Je savais qu’elle avait besoin de partager son vécu, qui était aussi le mien. J’ai toujours été passionnée par l’histoire, et elle m’a fait découvrir la mienne.
Lorsqu’elle me raconta cet épisode de sa vie et de la Guerre de 1939-1945, elle parlait à mi-voix ; comme si elle me confiait un secret qui ne devait être entendu de personne :
– Pétain de Vichy avait ordonné de livrer Lorient aux Allemands parce qu’on avait perdu la guerre. Le Préfet de Lorient (Penn quelque chose, moi je l’appelle Penn-Bras, mais ce n’est pas son nom), c’était un haut placé, c’est lui qui donnait les ordres pour ouvrir la ville aux Allemands ! Mais des groupes de Lorientais voulaient défendre leur ville ; alors le Préfet retardait d’exécuter l’ordre parce que ce n’était pas clair, ce n’était pas le gouvernement de Vichy qui l’avait donné ; mais un ministre, enfin quelque chose comme ça ! Entre-temps, le Préfet de Lorient avait reçu un contre-ordre de l’amiral Darlan, lui, c’était son supérieur, il était au-dessus du Préfet ; donc le Préfet avait tout de suite chargé le commandant Billaud, lui je connais son nom, mais je ne sais pas quel grade il avait; mais c’était sûrement un commandant !
– Cela n’a pas d’importance, « Nénaine Thurine » ! Ce combat en question, c’est celui dont tu avais parlé et que tu n’avais pas eu le temps de nous raconter ; celui de juin 1940 ?
– Oui ! Ce commandant Billaud, une poignée de militaires et des résistants avaient organisé une embuscade pour retarder les Allemands et ils en avaient tué plusieurs ; mais, hélas, les nôtres avaient aussi perdu au moins quatre des leurs. Mais nos résistants leur avaient montré qu’ils se battraient avec courage jusqu’au bout ; même s’ils n’avaient que peu de moyens . Après, les « Boches » faisaient régner la terreur. Leur vengeance n’avait pas de limite, ils avaient la torture dans la peau ! Malgré cela, nos gars étaient courageux, ils s’organisaient, tant bien que mal . Les bombardiers anglais et les Américains lâchaient leurs grosses bombes incendiaires sur la ville de Lorient et des centaines de femmes et d’enfants innocents furent tués ; et parmi les ouvriers lorientais, contraints de travailler pour les Allemands à la base de Kéroman, beaucoup subirent le même sort ou furent gravement blessés. Les morts se comptaient par centaines. Mais, des patriotes bretons s’armaient dans la clandestinité et ils attaquaient les « Boches » avec le peu de moyens dont ils disposaient. Des filles courageuses, parfois d’à peine une douzaine d’années, n’hésitaient pas à passer des messages et à porter des victuailles aux résistants. Mais, tout au début, il fallait être très prudent et savoir à qui faire confiance. Nous savions tous que les « Boches » ne pardonneraient jamais l’attaque des résistants aux Cinq Chemins à Guidel ! Mais au début ,nos gars n’étaient pas nombreux. Ils faisaient des sabotages, démontaient les voies, coupaient l’électricité et le téléphone, tout était bon pour freiner les « Boches ». Michel Bonnaire et François Ségalou et toute une bande de copains de ton père n’étaient pas les derniers ; mais ils n’avaient pour ainsi dire pas d’armes.
– Quand tu parles de Michel Bonnaire, c’est le propriétaire de la quincaillerie qui nous livre les bouteilles de gaz ?
– Oui ! C’est bien le même Michel Bonnaire, c’était le fils de notre ancien maire et je peux te dire qu’avec François Ségalou, ils organisaient la Résistance avec peu d’armes, mais c’était des patriotes courageux !!
– Mais à cette époque, quand cela se passait, mon père était-il revenu en France ?
– Non ! Pas au début. Quand l’Audacieux avait coulé et qu’on nous avait prévenues qu’il était porté disparu, c’était avant la naissance de ta sœur Francette ; ce devait être vers fin octobre 40. Je n’arrivais pas à consoler ta mère. J’essayai de me montrer forte, mais je ne dormais pas de la nuit, je pensais à René, enterré loin de chez nous , si loin que je n’ai jamais eu les moyens d’aller lui mettre des fleurs sur sa tombe, il est enterré à Troyes avec des milliers de ceux qui sont morts pour la France ! Et, même dans la mort nous serons séparés. Il n’avait que 35 ans lorsqu’il est mort ; nous aurions pu vivre heureux !
Elle ne put retenir ses larmes en me tendant la photo de la tombe de mon grand-père à Troyes :
– C’est la dernière que l’on m’a donnée !
Elle renifla, s’essuya les yeux du dos de la main et soupira avant de me dire :
– Quand je parle de ton grand-père René, c’est plus fort que moi, je pleure et pourtant, je me suis fait une raison depuis longtemps.
– Mais, cela me rappelle aussi ce triste jour, quand ils nous avaient annoncé que l’Audacieux avait coulé et que Francis était porté disparu. Ta mère pleurait nuit et jour, moi je ne dormais plus la nuit, je pensais sans cesse à ma pauvre Louisette qui allait mettre au monde un enfant orphelin à cause des « Boches » et de leur saloperie de guerre !
– Je connais cette photo de l’Audacieux dont tu parles, tu me l’avais montrée; vraiment, on se demande comment mon père et quelques survivants avaient pu en réchapper.
– C’était laquelle des photos que tu as vue ? me demanda-t-elle en me sortant deux clichés de l’épave du contre-torpilleur.
– Ce n’était pas la première ; mais la deuxième !
– Quand je regarde ces photos, moi aussi je me suis souvent demandé comment ton père a survécu à ce naufrage ; mais quand je lui en avais parlé, il m’avait répondu, qu’il ne pensait qu’à nous et qu’il priait Sainte-Anne ! Et, tu ne sais peut-être pas ; mais il avait regagné Clohars par ses propres moyens ; il avait réussi à retrouver ses copains qui l’avaient aidé et caché, ils l’avaient aussi prévenu que les troupes allemandes avaient envahi Clohars et qu’ils avaient installé leur Kommandantur à l’hôtel Joliff. Je peux te dire que moi, j’étais effrayée quand je devais aller au bourg ; mais dame ! Je préférais aller à la place de ta mère, avec nos tickets chercher ce à quoi nous avions le droit ; c’est-à-dire, presque rien !
Infos sur le naufrage de l’Audacieux
– Tu avais rencontré beaucoup d’Allemands ?
– Quelques-uns et parfois avec des « salopes » qui n’hésitaient pas à leur faire des yeux doux ! Certaines venaient de Moëlan à bicyclette! Pour elles, les « Boches » avaient gagné la guerre, et ces « salopards », eux, se comportaient comme des dictateurs. Ils délogeaient les gens qui avaient de grandes et belles maisons, ils avaient réquisitionné en partie le groupe scolaire ; certains des enfants devaient apprendre à la maison ! Ces nazis prenaient tout ce qui leur plaisait, leurs chevaux saccageaient les cultures des paysans : avec eux tout était sous contrôle, ils devaient être servis coûte que coûte . Mais bien sûr chez nous à Meshir, nos deux petites pièces ne risquaient pas de les intéresser ; ils ne choisissaient que les belles et grandes propriétés et devaient être servis les premiers ! Clohars avait déjà accueilli beaucoup de réfugiés qui venaient des villes et fuyaient la guerre . Nous devions partager la nourriture déjà rationnée par les « Nazis ». On nous distribuait des tickets au compte-gouttes pour le pain, le café, le beurre, les œufs, du savon ; enfin pour les aliments dont on avait besoin pour notre subsistance! Heureusement que dans les fermes, les Boches ne savaient pas combien de lait donnaient les vaches et combien de poules y vivaient ! Et, avec Léontine, nous nous débrouillions, nous l’aidions à faire des corvées en échange de lait et d’œufs ! Nous rusions contre les « Boches », quoi !
– Et pour mon père, quand avez-vous su qu’il n’était pas mort ?
– C’était en décembre fin 1941 ! Juste après Noël ! Il faisait très froid ; une bise glaciale nous cinglait le visage et pénétrait partout ; ta mère était allée voir Francette à Baye et venait juste de rentrer à Meshir avec deux morceaux de lard, une andouille. Et une poche de pommes de terre. Elle avait fait la route jusqu’à la scierie sur la charrette du sabotier qu’elle avait rencontré après Lisloc’h. Il l’avait chargée avec sa bicyclette jusqu’à la sortie du bourg. Je me rappelle toujours comme elle était frigorifiée et que je lui avais apporté une cuvette en émail bleu remplie avec de l’eau chaude et une poignée de gros sel. Elle s’était installée auprès du fourneau. Ses doigts de pieds et ceux de ses mains avaient des engelures et cela la faisait presque crier de douleur quand ses doigts se réchauffaient. Ta sœur Francette venait d’avoir un an, mais ta mère préférait la laisser à Baye chez ses parents ; je regrettais de ne pas voir ma petite fille, mais Louisette m’avait dit que chez ses parents, la petite ne serait privée de rien et surtout que les « Boches » ne les embêteraient pas, du moins à ce moment-là.
– De Clohars à Baye, c’est quand même loin, « Nénaine Thurine »
– Ta mère connaissait tous les chemins de traverse pour rattraper Gare-la-Forêt ; elle attrapait, après Kervez et Lisloc’h et continuait à travers champs pour arriver chez tes grands-parents de Baye. Mais cette fois-là, alors que je lui faisais un grog au lambic, quelqu’un a frappé, à la porte, et j’ai entendu : « Ouvre c’est moi Francis ! ». Si je n’avais pas reconnu sa voix, j’aurais cru à une mauvaise plaisanterie. C’était ton père ! Nous n’en croyions pas nos yeux.
– Cela a dû être une sacrée surprise !
– Plus que tu ne peux l’imaginer. Il avait pris des risques en venant à cette heure-là. Les nazis surveillaient nuit et jour les environs, surtout la côte pour ce travail qu’ils appelaient l’opération Todt ! « Ar breinadurioù », (les pourritures) faisaient construire des blockhaus partout sur la côte ; ils surveillaient en permanence et seuls ceux qui travaillaient pour eux avaient des laissez-passer. Enfin, ce soir-là, j’avais laissé tes parents se retrouver ; j’étais retournée dans ma pièce, heureuse, tu ne peux pas savoir. Mais, dès cinq heures du matin, ton père était reparti, en nous prévenant qu’il allait revenir dès qu’il pourrait ; mais qu’il ne pouvait pas rester là parce qu’il était considéré comme déserteur par le Gouvernement de Vichy et qu’il nous expliquerait plus tard. À cette époque-là, nous ne savions jamais où il se cachait ; mais ce n’était pas très loin de Meshir, puisque le soir, il venait voir ta mère ; mais il ne restait que rarement dormir là. La présence des nazis le rendait fou ! En début juin 1942, une nuit, avec deux de ses copains, ils avaient démonté la porte d’un de leurs locaux qui leur servait de réserve. Et, non seulement, ils avaient ramené la porte avec eux à Meshir, mais ils avaient aussi apporté une belle réserve de conserves de sardines à l’huile qui venaient de la conserverie « René Bézier » de Doëlan , des conserves de légumes de chez Morvezen et du Coat-Ker, des boîtes de pâté et aussi du savon, des torchons et des serviettes, deux lampes « Pigeon », une belle lampe à pétrole et un bidon plein de pétrole ; les conserves et les lampes, Francis et ses copains les avaient mises dans deux grosses musettes en toile, qu’ils avaient aussi prises aux « Boches » ! Ma Doue ! Quand je repense à cela, j’en ai encore des frissons ! m’assura Nénaine, avant de continuer son histoire. Bien sûr, avec Jean Gouëlo nous avions tout de suite bien camouflé la porte sous une meule de fougère sèche, mais aussi toutes les provisions et les lampes, le bidon et tout le reste. Ton père et les deux qui l’accompagnaient étaient bien « éméchés » ; ta mère était affolée, elle attendait son deuxième enfant (c’est-à-dire toi) et ce qu’avait fait ton père et ses deux compagnons l’avait inquiétée, elle avait peur qu’ils s’entraînent mutuellement et recommencent ce genre d’action contre les « Boches » et se fassent prendre, par la milice et les SS ; je peux te dire que cette fois-là le Bon Dieu était avec eux ! Bah ! C’est vrai que l’on dit souvent par chez nous qu’il y a un bon Dieu pour les ivrognes; même si ce n’était pas tout à fait leur cas, ce soir-là, ils avaient eu de la chance !
– Tu connaissais les deux copains qui étaient avec mon père, « Nénaine Thurine » ?
– Probablement qu’il y avait un des fils Le Corre, l’autre c’était celui qui est devenu ton parrain : Théophile Lozachmeur ; maintenant, je n’en étais pas sûre, ils avaient camouflé leur visage, et je n’avais pas demandé à ton père qui c’étaient ces deux-là, parce que je savais qu’il ne nous l’aurait pas dit. N’oublie pas que ton père à l’époque était recherché comme déserteur par Vichy !
– Oui, tu me l’avais déjà dit, mais il aurait pu te donner leur nom !
– Francis se méfiait de nous, il disait souvent que les femmes étaient trop bavardes; aussi, il avait peur que sans le vouloir nous parlions de ses camarades qui vivaient tous dans le maquis. Ta mère et moi, nous nous étions longtemps demandé comment ils avaient pu ramener cette porte aussi lourde; d’après eux, ils l’avaient prise de l’autre côté du bourg ; ils avaient dû faire un long détour pour que personne ne les voie ! Ma Doue ! Et qu’est-ce qu’il leur avait pris de faire un coup pareil ? Bien sûr, nous avions apprécié les conserves et tout le reste ; mais quand même !
Elle resta un moment pensive avant de reprendre :
– Quand ses copains étaient repartis, ta mère avait menacé Francis de partir à Baye, chez ses parents, s’il recommençait ce genre de chose, surtout après avoir un peu trop bu. Il jura que jamais il ne recommencerait et il tint parole ; mais il nous prévint qu’à un moment, il ne pourrait peut-être plus venir nous voir pendant un certain temps. Ta mère s’était mise à pleurer. Tu devais naître dans environ trois mois ! Mais ce n’était pas sûr que ton père serait encore là… Nous ne pouvions compter que sur nous-mêmes pour avoir de quoi manger. Ta mère et moi nous aidions souvent dans les fermes environnantes pour avoir du beurre et du lait, ou des œufs ; même si c’était interdit on faisait du troc, quoi ! plaisanta-telle. Les fermiers des trois fermes du coin nous connaissaient ; quelques-uns avaient l’un de leurs fils qui aidait les maquisards ; mais il y en avait aussi des « vendus» aux « Boches »; l’un d’eux avait un jour dit à ta mère qu’il préférait graisser les roues de sa charrette avec le beurre plutôt que de le lui donner ! Je crois que les fils de ce vendu faisaient partie de la Milice ou des Nationalistes Bretons ! Ces traîtres à notre Patrie ont la mort d’innocents sur la conscience, autant que les SS ! Souvent, ils agissaient par zèle pour répondre aux représailles exigées par les nazis. Ces vendus désignaient des innocents qu’ils faisaient fusiller. Je peux te dire que ta mère et moi nous n’en menions pas large !
Après un long moment de silence, elle me raconta ma venue au monde…
En 1942, à la fin du mois d’août, tandis que les fermiers du coin s’entraidaient et s’empressaient de rentrer leur foin, le cheval de l’une des charrettes avança brutalement ; c’était celle où ma mère et deux femmes rangeaient les bottes de foin que les hommes lançaient du bout de leur fourche. Déséquilibrée par ce déplacement impromptu, ma mère tomba du véhicule . D’après ma grand-mère, elle était à tout juste sept mois de grossesse ; sa chute eut pour conséquence ma venue prématurée.
La nuit de cet accident, toute la nuit, ma mère souffrit le martyre ; mais elle refusait que ma grand-mère allât déranger quiconque. Pour la convaincre de rester auprès d’elle, ma mère lui répétait sans cesse :
– Le mal va passer, Mathurine, l’enfant ne va pas encore naître, il est bien trop tôt ; tu ne peux pas aller dans la nuit, il y a le couvre-feu ; les Allemands sont partout, et il ne faut surtout pas qu’ils nous découvrent et nous demandent notre identité !
Et ma grand-mère de lui répliquer :
– Ma Doue Louisette ! Les « nazis » ne connaissent pas le coin comme moi; et tu crois qu’ils savent pour Francis ? Moi, je ne le crois pas !»
Ma grand-mère m’ expliqua que ma mère qui était épuisée n’avait même plus la force de lutter contre les arguments qu’elle lui avançait et avait fini par accepter que sa belle-mère aille chercher de l’aide à la ferme des Gouëlo. Mais en réalité ce n’était pas à la ferme que ma grand-mère voulait aller chercher de l’aide, mais au bourg de Clohars . Elle savait que Louisette était terrorisée à l’idée de rester toute seule ; aussi, alla-t-elle réveiller Léontine, la fermière qui leur louait les deux chambres. Mathurine lui demanda d’aller veiller sur sa belle-fille et d’entretenir le feu ; les nuits commençaient à devenir fraîches et Louisette ne pouvait pas se lever avec la douleur.
La fermière arriva vers 23 heures avec trois bouillottes en grès et des langes. Dès qu’elle fut à côté de Louisette assoupie, ma grand-mère s’esquiva ; elle avait décidé d’aller frapper à la porte de Madame Gaonach, la sage-femme qui mettait les enfants au monde à Clohars et dans les environs. La nuit était assez claire, et permettait de distinguer les bords de la route. Pour ne pas faire de bruit, Mathurine avait chaussé les vieilles bottes de caoutchouc qu’avaient portées ses fils. Elles étaient un peu grandes ; mais elle y avait glissé un peu de fougère sèche en passant devant le tas de litière.
En arrivant au bourg de Clohars, Mathurine entendit des hommes parler et des éclats de rire féminin. Instinctivement elle se plaqua au mur de la quincaillerie.
« Ma Doue ! Des « boches », Sainte-Anne ! Aidez-moi ! » implora-t-elle en se signant.
Elle devinait des silhouettes ; mais ne distinguait pas qui pouvait bien être ces couche-tard qui bien sûr faisaient fi du couvre-feu. Cependant, elle se doutait qui étaient les « belles-de-nuit». Ils fumaient, Mathurine sentait l’odeur du tabac et voyait le bout incandescent d’une cigarette. Puis à nouveau, le rire d’au moins deux femmes résonna bizarrement dans le silence du bourg endormi. Mathurine rageait; il lui fallait éviter de passer devant eux, elle devait rebrousser chemin et contourner l’arrière de la mairie ; puis, enjamber le mur du jardin du cordonnier et ce mur était assez haut. Comme elle s’apprêtait à repartir, elle vit les quatre silhouettes s’avancer dans sa direction ; elle se plaqua juste à temps dans le recoin que faisait la jonction des deux bâtiments. Les deux Allemands et les deux femmes la frôlèrent presque ; mais bien trop occupés à badiner, ils ne la remarquèrent pas ; et pourtant son cœur battait si fort qu’elle craignait qu’ils ne l’entendent.
Mathurine resta quelques minutes à trembler ; ses jambes la soutenaient à peine ; elle s’était crue un instant perdue. Ils pouvaient à tout moment la découvrir. Elle vit les deux couples contourner la boutique du quincaillier et regagner un véhicule que Mathurine n’avait pas remarqué ; s’ils repassaient près d’elle, les phares allaient révéler sa présence et les Allemands ne manqueraient pas de s’arrêter pour l’interroger. À son grand soulagement, ils repartirent en direction de Quimperlé.
Quand elle racontait cette période de ma naissance, ma grand-mère affirmait que la peur qu’elle avait ressentie l’avait marquée à vie.
Après cet instant de grande angoisse, ma grand-mère me raconta qu’elle avait longé en courant la façade de la mairie, et avait traversé la route qui menait à Doëlan ; puis elle avait frappé à la porte de Mme Gaonach. Encore sous les affres du danger qu’elle venait déviter, ma grand-mère avait expliqué à la sage-femme, en deux mots, l’accident survenu à sa belle-fille Louisette et les souffrances atroces que celle-ci ressentait.
– Tu es courageuse, Mathurine ! En ce moment, les Allemands arrêtent tout ce qui se déplace après le couvre-feu. Moi-même, je peux me faire arrêter, même avec mon laissez-passer, s’ils jugent que je suis suspecte ; et j’aurai beau essayer de prouver que je suis en règle ; ils m’enfermeront ; et seul le maire pourra me sortir du centre de détention. Pour le moment, ils ne m’ont pas encore arrêtée, mais cela peut m’arriver n’importe quand !
Mme Gaonach prit sa sacoche de matériel médical et une petite lanterne. Ma grand-mère l’avertit qu’il ne fallait surtout pas l’allumer tout de suite, et lui expliqua :
– Mon fils Francis, le mari de Louisette, est recherché par ceux de Vichy et il ne faut pas que les «nazis » découvrent qu’il est dans les parages. Puis, elle ajouta ; pour ne pas prendre de risque, nous allons passer par le chemin du lavoir derrière la cabane à lambic, il faut que j’aille prévenir Francis que Louisette est tombée de la charrette et qu’il faut qu’il vienne la voir . Mais , tout à l’heure devant la mairie, il y avait les deux « femmes à Boches », les « Marie belles jambes » qui riaient avec deux d’entre eux ! J’ai cru ma dernière heure venue !Je sais bien qui elles sont ; mais il vaut mieux que je me taise, lâcha Mathurine, amère. Ces deux-là n’ont pas froid aux yeux ! Elles n’hésiteront pas à nous dénoncer aux nazis!
– Je suis au courant pour ton fils par les Le Corre, et je connais les atrocités des SS, Mathurine, si par malheur Francis se faisait prendre, et de même pour ses camarades. Quant à ces mauvaises filles, je le sais aussi ; je connais ces deux-là, elles sont dangereuses, elles ont le Démon en elles ! Je les évite ! Est-ce qu’elles ont vu que tu étais au bourg et que tu venais ici ?
– Non ! Elles étaient trop occupées à roucouler avec les « Boches » ; personne ne m’a vue !
– Heureusement ! sinon, la Gestapo sera demain à l’école. Je préviens Marcel et nous partons tout de suite.
La sage-femme verrouilla sa porte après avoir examiné que les environs étaient calmes. La nuit était fraîche, mais assez claire pour distinguer l’environnement immédiat une fois que l’on s’était habitué à l’obscurité.
Mme Gaonach et ma grand-mère empruntèrent un sentier qui longeait un talus couvert de repousses de châtaigniers et de touffes de saules. De l’autre côté, il y avait la cabane à distiller le « lambig », ce local était déserté depuis longtemps. Sur la droite en allant vers Meshir, dans un bas-fond, on devinait le lavoir du hameau avec quelques caisses en bois retournées sur le bord des dalles de granite. Ma grand-mère m’assura qu’il fallait qu’elles soient très prudentes en passant cet endroit :
– Des nazis ou ces « vendus » de la Milice pouvaient se cacher là ! Pour passer, nous marchions baissées au ras du talus, me précisa-t-elle; nous avions dû avancer courbées, au moins sur une bonne cinquantaine de mètres. Quand nous avons atteint l’entrée d’un champ en friche envahi par le genêt, je me suis redressée et madame Gaonach m’a imitée. Au bout du champ, je me suis arrêtée devant un bosquet particulièrement touffu et là j’ai fredonné en sourdine l’air d’une chanson que ton père m’avait donné comme signal en cas d’urgence; ta mère ne savait pas où il se cachait, Francis avait peur qu’elle commette une imprudence . Moi, il savait que j’avais les nerfs plus solides. C’est le fermier qui m’a rapporté son message. À l’endroit où il se trouvait, j’ai fredonné cette chanson qu’il aimait beaucoup : « Quand refleuriront les lilas blancs » ; puis, j’ai toussoté deux fois, nous avons attendu à peine cinq minutes, la silhouette de ton père est apparue, mais il s’est arrêté net en voyant deux silhouettes.
Ma grand-mère m’expliqua qu’elle avait dû se faufiler par l’endroit où il avait disparu et l’ appeler tout bas :
– Francis, c’est moi, je suis avec Mme Gaonach, la sage-femme, Louisette est tombée de la charrette de foin, et je crois que l’enfant veut naître !
D’après ma grand-mère, mon père avait bondi de sa cachette comme un fou et avait failli la renverser . Son inquiétude était au paroxysme quand il interrogea la sage-femme :
– Mme Gaonach , dites-moi la vérité, est-ce très grave? Ma pauvre Louisette, j’espère qu’elle ne souffre pas trop ! Partons tout de suite, je reviendrai plus tard prendre quelques affaires si cela est nécessaire.
Sans attendre la réponse de la sage-femme, Francis s’était engagé d’un pas rapide dans le sentier menant à Meshir.
Ma grand-mère arrêta son récit et regarda en direction de la fenêtre ; un instant elle sembla s’immerger dans de profondes pensées, oubliant jusqu’à ma présence. Elle laissa échapper un profond soupir ; puis elle poursuivit :
– Ton père courait presque, nous avions beaucoup de mal à le suivre. Les chemins de traverse étaient en mauvais état, creusés de nids de poule remplis d’eau boueuse et couverts parfois de bouses de vache. De plus, nous étions sur le qui-vive.
Elle m’expliqua que Francis, la sage-femme et elle-même ne devaient surtout pas tomber aux mains d’une patrouille allemande ; surtout pas mon père. Depuis l’ordre de Vichy d’abandonner la base sous-marine de Lorient, les Allemands étaient sur les dents. La construction des blockhaus sur les bords de mer obligeait toute la main-d’œuvre locale à participer à l’effort de guerre ; un travail de forçat souvent sapé par les sabotages qui se multipliaient; mais aussi les dénonciations et les terribles représailles qui s’ensuivaient. Ils exerçaient une surveillance permanente.
Ma grand-mère, mon père et la sage-femme arrivèrent environ vers une heure trente à la ferme ; tout semblait silencieux. Au fond de la cour à quelques mètres du poulailler, dans la petite annexe attenante à la laiterie, la pièce qu’habitait ma mère laissait filtrer un léger filet de lumière malgré d’épais rideaux. Ma grand-mère s’en était inquiétée, même si c’était à peine visible, elle avait préféré les faire passer entre le talus qui séparait le verger et l’arrière de la maison.
L’ouverture un peu brutale de la porte avait fait sursauter Léontine qui s’était un peu assoupie. Il faisait très chaud dans la pièce, et sur le poêle, un gros chaudron laissait s’évader des voiles de vapeur.
La sage-femme avait tout de suite examiné la position de l’enfant et avait déclaré qu’il se présentait bien et qu’il cherchait à sortir. Léontine avait préparé une cuvette, des pointes de coton et de tissu éponge et des langes ayant déjà servi à ses propres enfants. Madame Gaonach demanda d’apporter des bouteilles de bière ou de limonade et des bouillottes en grès, s’ils y en avait. Il fallait les remplir d’eau chaude et les glisser entre les draps et la couverture tout autour du berceau. Elle demanda d’en avoir d’avance pour les remplacer dès que les premières ne seraient plus assez chaudes.
– C’est vers trois heures du matin que tu es née ! me rappela ma grand-mère. Tu as de suite crié et tu agitais les bras. Mais tu étais toute rouge ; une petite fille minuscule, sans ongles ni aux mains ni aux pieds, le crâne lisse sans le moindre duvet ; tu pesais à peine une livre et demie sur la balance Roberval que Léontine était allée pendre dans sa laiterie. Mme Gaonach t’a fait une rapide toilette, sous tes protestations et tu avais de la voix ; puis elle t’a emmaillotée et t’a déposée dans ton berceau bien chaud. Je voyais qu’elle semblait triste quand elle avait dit à ta mère :
– D’ici une heure, Louisette, vous lui présenterez le sein; il faut qu’elle boive du colostrum c’est très important ; elle a une chance de survivre !
Pourtant, en repartant, elle avait confié attristée, à ton père et à moi, à l’insu de ta mère :
– Je vais revenir la voir dans la soirée, mais j’ai peu d’espoir de la retrouver en vie. ; ce serait vraiment un miracle ! Comme elle allait sortir, elle rappela à Francis qu’il devait se rendre, dès l’ouverture de la mairie, déclarer la naissance de sa fille, et après, ne pas rester dans les parages; elle lui expliqua :
– Ceux qui travaillent à la mairie, nous ne savons pas de quel bord ils sont ; soyez prudent, Francis ! Déclarez que vous exercer la profession de maçon, comme votre père avant son engagement! Ne vous fiez pas à l’officier de l’état-civil qui dépend de Vichy, ne l’oubliez pas, Francis, soyez doublement prudent.
Quand la sage-femme fut repartie, ma grand-mère conseilla à ma mère de se reposer. Mon père, lui, avait préféré repartir dans sa cachette ; il avait emporté les papiers nécessaires pour la déclaration de naissance et il avait promis de les rapporter la nuit suivante.
Ma grand-mère m’expliqua qu’elle avait été incapable de dormir et qu’elle avait veillé le reste de la nuit et avait réveillé ma mère deux fois pour me faire téter :
– La première fois, la toute petite poupée que tu étais avait cherché un peu le sein ; mais tu t’étais rendormie ; la deuxième, tu avais pu le pincer et ingurgiter quelques gouttes. La troisième fois, au lever du jour, là tu avais tété un tout petit peu avant de te rendormir une nouvelle fois… Mais ce matin-là du 1erseptembre,
Mon Dieu, ta pauvre mère, quand j’y repense…
Puis , elle poursuivit par cet incroyable récit. Vers neuf heures, alors que ma grand-mère avait regagné sa pièce pour se reposer un peu, ma mère fut réveillée en sursaut par un coup de poing frappé violemment sur la porte. Elle n’eut pas le temps d’ouvrir que deux Allemands pénétrèrent dans la pièce en lui demandant des œufs et en lui montrant le poulailler que l’on apercevait de la chambre. Prise de panique, ma mère avait ouvert la fenêtre, puis elle l’avait enjambée et était allée chercher du secours à la ferme.
Devant l’affolement de ma mère en chemise de nuit, et après l’avoir écoutée, pour parer au plus pressé, Léontine avait récupéré sur la maie le panier contenant huit œufs et avait raccompagné ma mère terrorisée à l’idée de revoir les deux Allemands et morte d’inquiétude pour son bébé. Léontine avait tenté de la rassurer :
– Ils veulent des œufs, Louisette, je leur en donne, ne crains rien, ils vont repartir. Comme le poulailler est devant ta pièce, ils ont pensé qu’il était à toi. Il faut te calmer, Louisette ! Et dis-moi plutôt comment va la petite ?
– Elle a bu un tout petit peu, mais les Allemands vont lui faire peur !
– Mais non , Louisette, ils ne vont rien lui faire !
En réalité, Léontine essayait de les rassurer toutes les deux .
La fermière leur donna le panier avec les œufs ; les deux soldats le prirent et repartirent, en faisant un signe de la main pour nous remercier.
– Léontine n’avait rien voulu dire à ta mère, mais elle était aussi effrayée qu’elle, c’est elle qui me l’avait dit. Ta mère avait tout de suite remarqué que les « Boches » avaient relevé le drap , Léontine m’avait dit qu’elle était devenue toute pâle en s’écriant : « Mon Dieu ! j’espère qu’ils ne lui ont pas fait de mal ! ». D’après Léontine, ta mère s’était accotée contre le petit lit et avait éclaté en sanglots ; elle ne parvenait pas à chasser sa peur. La fermière avait écarté un peu plus le drap ; le nourrisson dormait à poings fermés . D’après elle le drap replié sur la couverture portait des traces de salissure. Ils avaient dû juste regarder ce minuscule bébé qu’alors tu étais ! Moi, je m’étais réveillée en sursaut en entendant les voix de Louisette et de Léontine. Je m’étais habillée rapidement craignant qu’il fût arrivé un malheur à ma petite-fille…
Le soir, vers 17h30, quand madame Gaonach était repassée, elle avait rassuré ta mère en lui disant :
– C’est très bien que la petite ait pris plusieurs fois le sein et bu un peu à chaque fois.
La sage-femme n’en revenait pas, cette petite créature semblait avide de vivre.
– Mme Gaonach nous avait conseillé de garder les bouteilles encore une quinzaine de jours, et d’ en réduire le nombre par la suite, mais elle nous avait prévenus qu’il faudrait les mettre durant tout l’hiver. Ton père était revenu le lendemain soir alors que tu avais déjà 24h de vie ; il t’avait regardée un long moment dans ton berceau, et nous avait souri ; moi, j’avais deviné à son visage détendu qu’il devait repenser à la crainte que nous avait confiée Mme Gaonach quant à tes chances de survie. Il nous ramenait le livret de famille , et nous annonçait :
– J’ai vu le curé; si tout va bien, la petite sera baptisée, dimanche dans deux semaines, juste avant la grand-messe ; Théophile qui connaît bien le curé, a voulu être son parrain et la copine de Louisette, Madeleine Le Clanche, sera sa marraine ; Léontine sera toute contente d’être sa nourrice. Théophile et moi nous devrons partir tout de suite après, pendant que les cloches sonneront. En ce moment, les « boches » fouillent partout, ils sont peut-être sur nos traces, je ne peux plus me risquer à venir vous voir pour le moment. Même par le chemin de traverse. Des patrouilles allemandes font des rondes régulières dans la nuit ; elles pourraient me voir tourner au lavoir et découvrir le sentier . Me faire prendre par les « boches » après le couvre-feu, équivaut au mieux à la déportation en Allemagne; au pire, ils peuvent m’abattre sans sommation. En ce moment, ils sont sur les dents !
Ma grand-mère soupira profondément avant de reprendre son récit.
– J’avais si peur pour ton père et ses compagnons ; Le Corre, Lozachmeur, et bien d’autres que je ne connaissais pas; aux fermes des Le Corre, ils avaient aussi très peur pour leurs fils. Deux fois, les « boches » sont allés fouiller de fond en comble leurs fermes. Ils ont aussi fait pareil chez les Gouëlo. Mais, pas ici ! De toute façon, ils ne nous auraient pas trouvées : Léontine était venue nous prévenir d’aller nous cacher.Tu sais, je pense souvent que la guerre m’a pris mon mari et beaucoup d’hommes de notre famille ; mes deux derniers fils, je voulais les garder par tous les moyens ! Mais, ils faisaient leur devoir pour la Patrie à leur manière.
À en croire ma grand-mère Mathurine, je profitais bien du lait maternel ; mais je restais très fluette. Ma mère, elle par contre, d’après ses dires, n’était plus qu’un tas d’os. Elle se faisait du souci pour mon père ; il n’était pas reparu depuis le baptême. Théophile et lui s’étaient éclipsés par l’arrière du presbytère, tandis que le bedeau s’escrimait à tirer les cloches qui sonnaient, à la fois, pour la cérémonie du baptême, et pour la messe. Ma grand-mère m’assura que Théophile et mon père l’avaient échappé belle : ce dimanche-là les Allemands surveillaient l’entrée principale de l’église; et elle me précisa qu’elle avait dû me prendre des bras de ma mère et la soutenir tant elle tremblait en passant à quelques pas des « Boches » armés de mitraillettes qu’ils braquaient en direction des paroissiens qui sortaient.
– Nous avions appris qu’il y avait eu des sabotages la veille sur des chantiers entre la Roche Percée et Porsach. Souvent le soir j’entendais ta mère pleurer ; elle avait peur pour ton père, cela faisait plusieurs mois qu’il n’avait plus donné aucun signe de vie. Nous savions que c’était le maire qui avait rempli ton acte de naissance et qu’il n’était pas aimé de certains. On racontait pas mal de choses sur son compte. Il appliquait les directives du Gouvernement de Vichy, nos voisins disaient qu’il pouvait être à la botte des Allemands et qu’il fallait s’en méfier. Pour ta pauvre mère, cela accentuait ses craintes; elle était à bout. Et dehors, les Anglais bombardaient Lorient sans arrêt ! Le 18 février de 1943, nous avions failli te perdre. Tu n’arrêtais pas de pleurer. J’étais toute seule avec toi, ta mère était allée à Kerglien. Le temps était frais, mais il ne pleuvait pas. Je voyais le petit Michel Gouëlo jouer à l’entrée du verger avec des billes ; il nous disait souvent qu’il aimerait avoir une petite sœur comme toi pour la promener dans son landau. Je suis allée lui demander s’il ne voulait pas te promener un peu dans la cour pour te faire dormir, parce que tu devais avoir mal aux dents.
– Il avait accepté ?
– Bien sûr !
– Mais quel âge avait-il ?
– Pas loin de 7 ans, je pense. Je me souviendrai toujours de ce jeudi-là, nous avions failli avoir un drame ici. Comme pour ainsi dire tous les jours, j’entendais les sirènes qui annonçaient des bombardements sur la base Kéroman ou de de Lann Bihoué, je n’y prêtais que très peu attention ; mais cette fois-là, il y avait eu, juste après, de violents bombardements, très proches de la ferme. À vol d’oiseau, Lorient n’est pas éloigné de Meshir. Des avions anglais bombardaient sans doute sur la base sous-marine de Keroman, mais aussi sur les blockhaus que faisaient construire les Allemands sur la côte. La ville de Lorient n’était déjà plus qu’un champ de ruine, seule la base sous-marine qu’occupaient les nazis était devenue une cible. Comme je sortais pour voir où te promenait Michel, je l’aperçus qui arrivait en courant du verger, il poussait la voiture au risque de te chavirer. Il me cria :
– Mathurine, y a un morceau de bombe qui a tué la vache, j’étais juste à côté. Elle est morte, je suis sûr !
– Va prévenir ton père ! Je vais rentrer le landau.
– La vache était morte ?
– Oui et bien morte ! Jean et des voisins l’ont dépecée et nous avons eu un beau morceau pour faire du pot-au-feu. Les bombardements n’avaient duré que ces deux à trois jours de février, mais c’était une période infernale qui nous terrorisait tous. Nous entendions le sifflement des obus qui tombaient dans les champs ; mais hélas, aussi sur les maisons. Les avions anglais semaient autant de terreur que les « Boches » ! Je peux te dire que nous en avons fait des prières à Sainte Anne ! Ta mère travaillait dans les fermes des environs pour avoir un peu de lait, des œufs et un peu de beurre. Elle était morte de peur de recevoir un éclat d’obus ! Puis, cela s’était un peu calmé, vers le début du mois de mars 1943 ; aussi, quand le temps le permettait, ta mère allait avec toi dans ton landau, deux fois par semaine un peu avant l’arrivée des pêcheurs à Doëlan;, c’était interdit, mais quelques-uns connaissaient bien ton père et Louisette, et ils haïssaient les « Boches ». Ces « salopards » de nazis nous rationnaient tellement .que nous étions affamés. De plus depuis leur occupation, ces deux dernières années avaient été catastrophiques. Les champs de blé s’égrainaient sur place par manque d’ouvriers agricoles, ils avaient été réquisitionnés pour le travail obligatoire sur ces blockhaus sur la côte, ou alors ils étaient partis en Allemagne ; pour les champs de pommes de terre, c’était l’invasion des doryphores qui avait détruit toute la végétation et gâché toute la récolte de pommes de terre. C’était pour avoir un peu de nourriture que ta mère allait jusqu’à Doëlan. En attendant que les marins-pêcheurs puissent accoster avec la marée, elle ramassait un panier de berniques pour nous. Au moment du déchargement des caisses de poissons, elle marchandait en douce en échangeant une partie de ce qu’elle recevait des fermiers pour son travail ; des œufs, un peu de beurre ou quelques légumes ; ainsi, elle parvenait à ramener du poisson qu’elle revendait en cachette à quelques commerçants du coin qui la connaissaient ; même si cela était interdit par les nazis. Ta mère était débrouillarde . Pour transporter un peu plus de poisson, elle avait installé une caisse en bois dans le fond de ton landau et la recouvrait avec un peu de goémon, de la fougère verte, puis elle posait la couette remplie de balle d’avoine et dessus une alaise, un drap ; puis elle t’installait bien emmitouflée avec des couvertures et le tablier du landau. Elle portait toujours au bras un panier d’osier fait par ton grand-père de Baye ; il lui servait à ramasser ses berniques. Enfin ! Ta mère avait repris le dessus et je peux te dire qu’elle était courageuse ! D’ailleurs une fois elle s’était fait arrêter par trois Boches et c’était son panier de berniques qui l’avait sauvée ; elle leur avait dit : « mon mari Allemagne, travail ! » et à l’aide de gestes elle leur avait expliqué qu’elle devait nourrir ses enfants. Elle leur en avait laissé presque la moitié de ses berniques, ils l’avaient remerciée et l’avaient laissée repartir. Après cet incident, elle avait arrêté de se rendre à Doëlan.
D’après ma grand-mère Mathurine, je fus présentée à mes grands-parents maternels six mois après ma naissance. Ma mère était toujours sans nouvelles de mon père et elle déprimait. Ma grand-mère Mathurine l’avait persuadée de prendre la route avec mon landau 3h après la levée du couvre-feu, vers 8h du matin; les jours rallongeaient; et il fallait qu’elle aille à Baye voir ses parents et sa fille aînée. Francine était élevée par eux; mais depuis sa naissance, mes grands-parents de Baye appelaient ma sœur, Francette, ils trouvaient ce nom plus joli que Francine. Ils possédaient à la sortie du bourg, un lopin de terre sur lequel mon grand-père maternel avait construit leur chaumière en rentrant de la guerre 14-18. Ils élevaient deux vaches, des poules, des canards et un cochon. Quand ma mère me montra à ses parents, mon grand-père s’exclama :
– Ma Doue ! Louisette, mais tu ne lui donnes rien à manger à ton Mistigri, regarde sa sœur comme elle est grosse ! Francette, dis à ta mère ce que Nénaine Baye te donne à manger !
– Aval-douar, laezh ribot ! (pommes de terre au lait ribot) avait-elle lancé d’une mine renfrognée en s’accrochant au tablier de sa « Nénaine Baye »
Il était vrai que Francette était énorme. Nous avions 21mois de différence, mais son poids l’handicapait, et elle ne marchait pas encore à deux ans ; mais elle se traînait à quatre pattes, elle refusait de se mettre debout. Ma grand-mère maternelle s’exprimait le plus souvent en breton, et ma sœur l’avait appris et avait aussi pris l’habitude de lui répondre dans la même langue; et si elle ne marchait pas encore, elle avait, paraît-il, la langue bien pendue ; si on lui demandait quand elle allait marcher, elle répondait :
– Warc’hoazk ! (demain).
D’après ma grand-mère Mathurine, ma mère était restée presque deux mois à Baye . Elle avait demandé à Francette si elle ne voulait pas venir avec qu’elle; mais celle-ci avait répondu : Kuit Mistigri Tam Kaoc’h ! (pars, Mistigri morceau de m…).
Ma mère lui avait donné une petite gifle qui l’avait fait hurler. Francette était allée se réfugier dans les jupes de sa « Nénaine Baye». Ma grand-mère Mathurine me dit que ma mère n’avait pas dormi pendant deux nuits. Elle découvrait que la petite Francette était trop gâtée par sa grand-mère de Baye ; elle devenait insupportable et n’acceptait personne pour partager sa « Nénaine Baye ».
– Ta sœur Francette était bavarde ; mais elle avait refusé de commencer à marcher avant 28 mois, alors que toi, tout Mistigri, que tu étais, tu n’avais pas neuf mois et tu tenais debout ; tu faisais le tour de ton petit lit. Ta mère te trouvait trop fragile sur tes jambes et elle craignait que tu tombes. Léontine, qui était aussi ta nourrice pour l’Église, lui avait conseillé d’aller à « Pont Senesal » , par le petit sentier en descendant sur la gauche; il y avait là la fontaine de « Sant Dour Lann . » . Ta nourrice avait dit à Louisette :
– Tu vas lui frotter les jambes avec l’eau et tu verras, elle marchera quelques jours après sans tomber ! »
– D’après Léontine, c’était une eau miraculeuse. Nous avons donc pris le risque de nous rendre à cette fontaine de « Sant Dour Lann » . Peut-être que tu ne vas pas me croire ; mais nous sommes allées, ta mère et moi, à « Sant Dour Lann » le premier dimanche de juin , le 4; et bien, le 6, tu as lâché le bord du lit et tu es allée attraper une chaise, sans t’accrocher à rien ! À partir de là tu as commencé à prendre de l’assurance.
– « Nénaine Thurine », c’était une coïncidence, tu ne crois pas ! Je devais être plus solide sur mes jambes que vous ne l’imaginiez !
– Peut-être ; mais cela s’était passé comme cela ! Ta mère était très pieuse, et elle croyait à une grâce du ciel ; j’étais allée avec elle l’après-midi à l’église allumer un cierge à Sainte Anne.
– C’était incroyable, « Nénaine Thurine » , lui avais-je dit.
Même si je n’étais qu’à demi convaincue de l’existence de ce qu’elle appelait un miracle, je savais qu’il existait des cas similaires pour l’instant inexpliqués par la science.
– Nous n’avions plus aucune nouvelle de ton père depuis presque deux ans. Et, le 4 août 1944 quand nous avions vu Jean Goéllo arrêter sa charrette de luzerne devant notre porte, le soir vers 17 heures, nous avions cru qu’il venait nous annoncer une catastrophe. Louisette était devenue blanche. Nous n’avions pas oublié l’épisode de l’Audacieux où ton père avait été porté disparu plus d’un an avant d’être signalé déserteur. Quand il était sorti de sa cachette dans la charretée de luzerne, ta mère avait failli tomber en syncope. Il avait apporté un ours en peluche pour toi, de la part de ton parrain Théophile. Nous l’avions baptisé « Tintin ». Les nouvelles que nous rapportait Francis étaient très mauvaises. Les Allemands, qui étaient regroupés à Quimperlé, livraient une violente bataille aux FFI.
– Théophile doit être à combattre avec la 365e. Je crains que nous ne nous revoyions plus. Nous-mêmes, nous devons être très prudents en permanence . À Moëlan une vingtaine de résistants ont été exécutés avec un parachutiste anglais. Les nazis les ont torturés avant de les achever ; la Gestapo est partout !
– Je n’avais jamais vu mon fils aussi maigre. Nous lui avions conseillé de manger quelque chose, mais il avait refusé. Ta mère avait rapidement trouvé de quoi lui faire un casse-croûte avec un peu de pain et du beurre et du vert d’oignon, c’était tout ce que nous avions sous la main. Il s’était baissé pour te prendre ; mais tu t’étais mise à pleurer, alors il t’avait reposée à terre et nous avait demandé de quitter Clohars tout de suite et de nous rendre à Baye, car les bombardements allaient s’intensifier sur Lorient et sa région.
Ma mère avait suivi son conseil, dès le lendemain matin. Mathurine avait refusé de quitter Meshir. Elle était restée surveiller les meubles de sa belle-fille.
– Ton grand-père et ta grand-mère de Baye vous avaient accueillies avec soulagement. Seule Francette avait fait grise mine au début ; puis au bout du deuxième jour, elle t’avait pris la main pour te faire voir le petit veau dans l’étable. Ta mère vous avait suivies des yeux, elle surveillait ta sœur. Plus tard, ta mère m’avait dit qu’elle n’en revenait pas de voir comme ta sœur aînée avait changé. Elle prenait vraiment soin de toi. Ta mère avait trouvé du travail à Kerviadou, et chez Jean Péron, elle ramassait des petits pois dans les champs et elle donnait un coup de main à la traite du soir. Ton père s’était rendu deux fois à Baye à travers champs ; autour de Quimperlé, Guidel et Lorient, les sabotages étaient très fréquents. Nous ne savions absolument rien de ses activités… J’avais ma petite idée ; mais il fallait garder le secret.
– Qu’est-ce qu’il faisait, « Nénaine Thurine » ? Mais maintenant tu pourrais le dire …
– Pas plus qu’avant ! Je ne l’avais jamais su à cette époque, alors je pourrais dire une chose inexacte. Pour en revenir à toi, quand tu étais revenue avec ta mère au début mai 1945, tu avais grandi et tu étais bavarde ; mais tu étais encore très maigrichonne, « Mistigri », comme disait ton « Pépé de Baye ». Pourtant, il paraît que tu avais fait une grosse bêtise et que ta « Nénaine Baye » voulait te donner une fessée au balai vert !
– Oh! Qu’est-ce que j’avais fait ?
– Elle voulait attraper la dernière couvée des petits canards, il devait y en avoir huit, elle avait pris deux qu’elle avait du mal à retenir dans son panier ; les autres ne se laissaient pas prendre et les deux que ta Nénaine Baye avait déjà risquaient de s’échapper . Elle t’avait laissée seule et elle était allée chercher un sac de jute pour les enfermer. Pendant qu’elle retournait à la remise à bois chercher son sac, toi tu avais réussi à attraper cinq petits. Tu les tenais par le cou ; deux d’une main et trois de l’autre ; d’après ce que m’avait rapporté ta mère, tu les serrais de toutes tes forces pour les empêcher de partir.
– Oui! Je me souviens des pauvres petits canards. Et je pleurais, je voulais que mon pépé de Baye les fasse bouger ; je ne comprenais pas pourquoi on me disait que j’avais tué les petits canards et pourquoi la « Nénaine Baye » était en colère, et me criait que j’étais une pikez fall (chipie, vilaine); je ne savais pas pourquoi elle s’agitait comme ça et pourquoi les petits canards ne voulaient plus marcher. Le pépé de Baye avait pris ma défense .
– Je sais, ta mère m’avait raconté qu’elle avait préféré rentrer à Meshir, avec ta sœur et toi pour punir sa mère de sa réaction coléreuse, alors qu’elle t’avait laissée seule près de la mare . C’est aussi le reproche que lui avait fait ton grand-père de Baye. Moi, quand vous étiez arrivées, sur le coup j’étais heureuse ; mais après j’avais pensé que Louisette avait été imprudente ; car la guerre n’était pas encore finie, loin de là ! Les derniers combats étaient sanglants. Quand Jean Gouëlo était venu m’apporter un panier de pommes de terre nouvelles, j’avais cru qu’il venait m’annoncer un malheur. Mais, non, il paraissait plutôt de bonne humeur et il m’avait dit : « Il fait chaud à Suez !» Moi je lui avais répondu que je ne savais pas puisque je n’étais jamais allée à Suez ! Et je ne comprenais pas pourquoi il me disait cela et en quel honneur il m’apportait des pommes de terre nouvelles.
– C’est vrai, pourquoi, il t’avait dit cela ?
– Je ne l’ai jamais su ; et pour te dire, j’avais oublié cette histoire de Suez ! Pour moi c’était sans doute une blague ; puis je m’en étais souvenue parce qu’il venait juste de partir quand Michel Gouëlo était arrivé en criant et il te traînait comme il pouvait.
– Les abeilles ! C’est de cela que tu vas me parler, Nénaine Thurine !
– Oui, il fallait vraiment avoir l’œil sur toi. Francette était à côté de moi à manger une tartine avec de la gelée de mûre quand Michel avait ouvert la porte en te soutenant ; tu avais des dizaines d’abeilles sauvages dans les cheveux, dans le cou, sur ton paletot et même dans ta barboteuse. Et tu hurlais parce que notre jeune voisin t’empêchait de te gratter en te tenant les mains. Je t’avais tout de suite déshabillée et j’avais coupé un oignon en deux et j’avais frotté les piqûres avec le suc et j’avais enlevé les dards avec une aiguille passée au feu; puis j’avais demandé à Michel de te tenir, tu lui donnais des coups de pied et tu voulais le mordre pour qu’il te lâche les mains, tu n’étais pas commode; toute « Mistigri » que l’on te disait, tu ne te laissais pas faire. Francette ne voulait pas nous aider, elle pleurait en disant que j’étais méchante parce que je te faisais mal. Puis, j’avais envoyé Michel chercher un peu de vinaigre chez lui. Quand il était revenu, je lui avais demandé de me raconter ce qu’il s’était passé pour que des abeilles t’aient attaquée …
– Inutile de me le rappeler ; je voulais les obliger à rester dans leur trou, et je les enfermais à l’aide d’une boîte de conserve; celles qui voulaient rentrer dans leur trou tournaient autour de moi, et quand j’avais voulu enlever la boîte pour les laisser rentrer, celles qui voulaient sortir du trou m’avaient piquée, Michel m’avait tirée par un bras, mais les abeilles nous poursuivaient. Il avait pris une fougère pour les chasser, mais elles étaient rentrées partout dans mon cou et mon paletot. Elles me piquaient partout.
– Tu avais eu de la chance que ce n’étaient pas des guêpes. Ah, mais tu étais un sacré loustic ; il fallait s’attendre au pire avec toi ! Le soir même ton père était venu nous voir ; il revenait de Baye, il vous croyait toujours là-bas. Évidemment, Joséphine, enfin ta grand-mère de Baye, lui avait raconté l’histoire des petits canards et lui avait aussi demandé si Louisette avait l’intention de ramener Francette à l’école avec les Lapérine. Ton père lui avait répondu « sans doute » ! Toi, je savais que ta mère voulait te mettre ici, à Clohars, au groupe scolaire, avec Mme Kerdraon. Ce jour-là, ton père nous avait annoncé que pour lui sa situation s’ était très bien arrangée ; mais, il ne nous en avait pas dit plus. Il était resté avec nous jusqu’au lendemain matin, et nous avait déclaré en partant d’être encore très prudents ; mais il disait que la guerre n’allait plus durer longtemps. Ce que je vais te raconter maintenant, tu devrais aussi t’en souvenir. Pour fêter un grand évènement, Jean Gouëlo avait décidé de tuer un cochon…
– N’en dis pas plus, Nénaine Thurine ! Je m’en souviendrai toute ma vie ! Quand on lui avait enlevé les boyaux, Jean Gouëlo avait fait semblant de venir me prendre en me disant qu’il allait me mettre dans le ventre du cochon, si je n’étais pas sage ; je l’avais cru et je m’étais mise à hurler et la nuit j’en avais fait des cauchemars, et je m’étais mise à crier dans le noir, je me rappelle que pendant plusieurs jours je refusais que l’on éteignît la lampe. Je voyais toujours le ventre du cochon ouvert…
– Ton père nous surprit quelques jours plus tard en arrivant un mercredi en pleine après-midi ; je crois que c’était le 19 septembre 1945, il nous ramenait une belle brioche qu’il avait achetée à la boulangerie de Baye ; il venait nous annoncer que la guerre était à peu près terminée. Qu’il avait été réhabilité par le nouveau gouvernement établi par De Gaulle. Ta mère m’apprit qu’elle attendait un 3émet enfant et que ton père partait à Brest à la base sous-marine. Et comme il serait père de trois enfants, il allait bénéficier d’un logement réservé aux familles nombreuses. J’étais heureuse pour vous, mais bien triste de savoir que vous alliez partir. Ta mère m’avait alors dit :
– Ce ne sera pas pour tout de suite, Mathurine, Francis m’a dit que les terrassements ne seront pas faits tout de suite. Il faudra déminer l’emplacement et vérifier que les terrains sont sans aucun risque pour notre sécurité. Tu auras largement le temps de connaître ton troisième petit-enfant.
Deux mois avant la naissance de son 3e enfant, ma mère nous ramena vivre chez mes grands-parents de Baye, Francette, qui avait 5 ans, fut inscrite à l’école de Baye, là où notre mère avait été scolarisée et avait passé son certificat d’études ; Mr et Mme Lapérine dirigeaient toujours l’école et connaissaient très bien ma mère qui avait été employée chez eux, dès le soir même de l’obtention de son examen. À l’époque, c’était l’exigence de ma grand-mère de Baye qui trouvait que ma mère avait fait déjà trop d’études pour une fille et qu’elle devait maintenant travailler pour gagner sa vie et les aider à payer les études de son frère Roger qui lui était un garçon.
Ma sœur Simone naquit à la maternité de Quimperlé, le 6 février 1946. Quand ma mère s’était présentée avec notre nouvelle petite sœur, ce que nous avions remarqué, c’est que contrairement à nous elle avait beaucoup de cheveux bruns. Quand Francette l’avait vue, elle s’était enfuie en courant et s’était accrochée à la blouse de sa « Nénaine Baye » et elle s‘était mise à hurler :
– Mamm-gozh, kas seurez du ar ospital !( Grand-mère, rapporte la sœur noire à l’hôpital !)
Dans sa fureur, Francette avait oublié que sa maîtresse, Mme Lapérine, exigeait qu’elle parlât le français et non le breton. Ma mère était déconcertée par le comportement de son aînée, elle ne s’attendait pas à ce que Francette réagisse de la sorte, vis-à-vis de sa petite sœur. Elle se sentait coupable d’avoir laissé ses parents l’élever en lui cédant à ses moindres caprices et en la gâtant beaucoup trop. Pourtant, Francette devait continuer son année scolaire à l’école de Baye ; ma mère ne voulait pas la perturber davantage. Et, dans la situation en cours, c’était aussi la meilleure solution ; car vivre dans l’unique pièce de Meshir avec ses 3 enfants paraissait à ma mère difficilement envisageable. Elle savait qu’il lui fallait encore patienter, peut-être deux à trois ans, avant que notre situation s’améliore. La future cité de la Marine Nationale à côté de l’École Navale n’existait que sur le plan ; le grand terrain sur lequel devaient être construites les maisons était tout juste en cours de déblaiement et de sécurisation ; les nombreux bombardements sur la ville et sur la base militaire avaient truffé le sol de bombes et de diverses munitions non explosées . Quelques ouvriers qui travaillaient sur le chantier avaient déjà été victimes d’accidents plus ou moins graves. L’office de la Marine prévoyait la livraison des maisons de fin 1948 à début 1949… Encore 2 ans à patienter !
Pour retourner à Clohars, nous devions aller sur la place de l’église de Baye attendre le char à bancs qui desservait les communes des environs ; il partait vers 13h . Francette et notre « Nénaine » Baye » nous avaient accompagnées jusqu’à l’entrée du café-épicerie Péron où l’on vendait du tabac à priser et notre « Nénaine Baye » qui en consommait beaucoup allait en manquer.
Quand le char à bancs arriva et que ma mère me hissa à côté du landau, Francette se mit à hurler :
– Pas Mistigri ! Mistigri reste avec nous Mamm-goz ! Elle trépignait et hurlait : « Pas Mistigri ! Pas Mistigri ! ». Ce fut la dernière fois que je m’entendis appeler Mistigri !
En 1947, ta mère t’avait conduite au groupe scolaire de Clohars ; il avait été remis en état après l’occupation allemande. Tu étais dans la petite classe de Mme Kerdraon et souvent c’était moi qui allais te chercher pour te ramener à la maison. Tu aimais bien l’école et tu nous racontais ce que tu faisais en classe ; puis aux vacances de Noël, à l’école de Baye, ta sœur Francette avait eu son goûter de Noël un jour avant, ta mère qui devait y assister t’avait amenée avec elle. Francette avait eu une barre de brioche et un chocolat chaud ; mais toi, on t’avait juste donné un bol de chocolat ; mais pas de brioche. Ce qui était normal puisque tu étais à l’école de Clohars et que tu allais recevoir ton goûter de Noël le lendemain au groupe scolaire de Clohars.
– Je m’en souviens .
Je croyais que moi aussi, j’allais avoir la même chose que Francette, mais nous avions eu qu’une toute petite brioche et une petite tasse de chocolat, et après on nous a installés pour prendre une photo; là encore, je voulais tenir l’ardoise ; mais le photographe m’avait placée sur le deuxième rang ; alors je boudais!
En début de l’année 1949, nous abandonnions notre pièce à Meshir et quittions Clohars pour la découverte de cette ville de Brest qui se relevait de ces ruines. Pour la première fois, nous montions dans un train, avec une certaine appréhension. À notre arrivée, mon père nous attendait à la gare ; il nous fit monter dans un car empestant le gazole ; cela me donnait envie de vomir et c’est ce que je fis dans un grand mouchoir que me tenait mon père.
Le désagrément de ce voyage fut en partie oublié en découvrant la jolie Villa qui nous attendait à la cité de l’École Navale. Très vite nous avions aménagé notre bout de jardin : un petit potager et devant la maison, plein de massifs de fleurs.
En ces débuts des années cinquante, nous avions à peine trouvé nos marques, qu’un premier malheur nous frappa en ce mardi 8 avril 1952 : l’annonce de la mort de notre grand-père de Baye nous accabla. Un an plus tard, le dimanche 1er mars 1953, ce fut notre « Nénaine Baye » qui décéda , nous avons pleuré et prié pour elle avec maman.
Puis, quelques mois plus tard, mon père nous annonça un soir qu’il partait en campagne, faire la guerre en Indochine, pour deux ans. Et ce fut la période de ce qui nous sembla être une très longue attente. J’ai encore l’image de mes sœurs et moi guettant le facteur qui passait en vélo avec sa sacoche de cuir en travers de sa poitrine. Notre mère nous demandait de le surveiller. Tous les jours, elle attendait une lettre qui tardait à venir. Nous savions par les dernières nouvelles reçues de mon père, mais datant de trois mois, qu’il combattait dans la brousse vietnamienne. Il nous avait envoyé une photo. Nous écoutions les informations tous les soirs.
Lors des affrontements de Diên Biên Phu, ma mère avait reçu une lettre qui lui signalait que mon père avait été rapatrié d’urgence à l’hôpital de Saïgon ; car il avait été blessé par un éclat d’obus et qu’on lui avait fait une intervention chirurgicale à l’œil. Ce courrier portait un cachet de l’hôpital des Armées et avait été écrit, probablement par un compagnon d’armes de mon père, ou l’un de ses infirmiers.
Ce mercredi-là, en rentrant de l’école de Saint-Pierre Quilbignon, nous avions traîné un peu plus que d’habitude. Notre mère était très sévère quand nous rentrions trop tard, nous étions alors privées de goûter ; mais cette fois, elle ne nous fit aucune remarque. Elle nous dit simplement :« Prenez votre goûter et débarrassez la table, après allez faire vos devoirs, je dois aller faire quelques courses. » Malgré notre jeune âge, nous avions remarqué que notre mère avait pleuré, mais aucune de nous n’en parla. Pourtant, ce soir-là, notre rituel du coucher changea ; pour la première fois, notre mère nous demanda de venir dans sa chambre et de nous agenouiller devant la photo du Père Brottier; à ce missionnaire, nous avions demandé la guérison de notre père. C’était la première fois que nous voyions ce religieux barbu posé sur la table de nuit de la chambre de ma mère.
Quelques mois plus tard, de bonnes nouvelles nous arrivèrent. L’œil de mon père était sauvé et il nous écrivait qu’il avait reçu une nouvelle affectation à Brest, et qu’il ferait s’en doute partie de l’équipage de l’escorteur d’escadre le « Du Petit Thouars » qui sera commandé par le capitaine de frégate Bellet. Inutile de décrire notre joie …
Aux grandes vacances, mes parents avaient décidé de nous amener voir notre « Nénaine Thurine » à Clohars et de commencer à chercher un terrain pour notre future Maison.
J’avais hâte de la revoir, ma grand-mère. Je lui apportais une photo de mon père et de l’un de ses compagnons, tous deux en tenue militaire d’été. Je ne savais pas où la photo avait été prise ; mais probablement au cours d’une de ses campagnes aux colonies.
Ce fut une très courte visite à ma grand-mère; mon père devait reprendre son service le lundi matin ; nous lui annonçâmes que nous allions bientôt venir habiter Clohars ; cela la rendit heureuse, d’apprendre notre prochain retour.
Mais une fois sur place, la poursuite de mes études et le travail scolaire à la maison me laissaient peu de temps libre. Aux grandes vacances d’été, comme beaucoup d’adolescents de cette époque, je travaillais, à la conserverie de Paul Larzul à Doëlan ; cela me permettait de m’acheter une blouse neuve pour la rentrée et ce que je désirais avoir pour lire ou dessiner, et en cachette un harmonica. J’allais volontiers chercher à manger aux quelques lapins que nous élevions, j’en profitais pour cacher mon harmonica en le glissant dans la manche de mon cardigan . Chez nous l’argent de poche n’existait pas. Nous devions travailler si nous voulions quelques distractions ; notre mère était très stricte à ce sujet : « Tu veux avoir un manteau neuf : tu vas travailler pour l’avoir ! » Nos sorties étaient réglementées, même pour aller chez des camarades de classe de notre âge. Notre père était basé soit à Brest, soit à Toulon ; il était souvent absent, son bateau partait en mer pour diverses missions et nous ne le voyions que lors de son mois de permission. Nous en profitions pour lui demander l’autorisation de nous rendre chez une copine de classe. Il aimait nous taquiner et il nous répondait : va voir le « Capitaine d’Armes »t, où parfois il nous disait en riant : « Moi je suis d’accord ; mais va quand même voir le « Bidel ! ». Là nous savions que nous allions avoir gain de cause.
Ce ne fut qu’en 1960 que je revis ma « Nénaine Thurine » et qu’elle me raconta plus en détail ces épisodes de notre histoire que nous avions vécus pendant la Guerre de 1939-1945. Notre région avait été retenue comme emplacement stratégique pour la construction de ces nombreux blockhaus pour l’organisation Todt; et l’effort de guerre qu’exigeaient les occupants allemands, raviva la rébellion larvée qui se diffusait dans beaucoup de foyers, réveillant chez de nombreux patriotes un sens aigu du devoir. Les sabotages s’organisaient ; mais quelques résistants payèrent de leur vie pour avoir été dénoncés par des collabos dont certains étaient des femmes. Même si à la Libération, celles-ci furent tondues par les FFI et huées par les patriotes, elles eurent la vie sauve ; mais ont-elles eu un jour un quelconque remords encers ces résistants qu’elles ont dénoncés à la Gestapo et qui furent fusillés ?
En 1966, nous sommes venus rendre une visite à notre grand-mère à l’hôpital de la place Saint-Michel à Quimperlé ; nous avions amené ses quatre arrière-petits-enfants que nous voulions lui faire connaître. Deux de ses arrière-petites-filles se souviennent toujours de cette vieille dame âgée qui leur souriait ; quant à son arrière-petit-fils et sa petite sœur, ils n’en ont gardé aucun souvenir : ils étaient trop jeunes .
Notre « Nénaine Thurine » était encore bien lucide ; mais comme je la trouvais changée ! Son visage amaigri s’était parcheminé avec l’âge. En nous voyant, l’émotion lui traça deux sillons humides qui descendirent jusqu’aux commissures de ses lèvres tremblantes. Comme je suis heureuse de connaître mes arrière-petits-enfants, nous confia-t-elle doucement. Et à voix basse, à mon intention, elle ajouta avec une pointe d’humour : « comme mes arrière-petites-filles sont belles ! J’espère qu’elles n’iront pas taquiner les abeilles sauvages comme la Mistigri que j’ai connue !
– Je ne le crois pas, « Nénaine Thurine », les temps ont bien changé !. »
– Mais tu leur raconteras quand même l’histoire leur arrière-grand-père et de leur grand-père ! Pour moi, mon Francis est aussi un héros, comme son père ! Et tu peux être fière de ton père, il s’est battu contre les Allemands et après il est parti combattre en Indochine, et en dernier en Algérie ; je ne sais pas s’il y en a autant que cela qui ont fait trois guerres ! Tu montreras ses médailles à ses petits-enfants ; il faut qu’ils sachent qu’ils ont un grand-père qui s’est battu pour la France.
– Je te promets que lorsqu’ils seront en âge de comprendre, je leur parlerai bien sûr de la bravoure de leur grand-père ; mais aussi de celle de leur arrière-grand-père ! Je t’en fais la promesse !
– Alors, je sais que maintenant, je vais pouvoir partir tranquille rejoindre mon René !
Notre « Nénaine Thurine » mourut l’année suivante à l’âge de 87 ans. Le 19 mars 1967 à Quimperlé.
Joëlle Caron ©2024