Depuis notre enfance, mes sœurs et moi, nous appelions ma grand-mère paternelle, « Nénaine Thurine », et ce surnom lui est toujours resté dans la famille. C’était une intarissable narratrice ; elle avait une grande mémoire et avait un souci élaboré du détail. En mai 1918 elle a mis au monde son dernier enfant (mon père). Trois mois plus tard, l’Armée Française lui a annoncé la mort de son époux..
Courageusement, elle se battait contre les revers de la vie et travaillait de nombreuses heures pour élever ses enfants reconnus orphelins de guerre. Mais le petit dernier était un véritable « diaoul fall » comme elle nous répétait toujours! « Entre dix et douze ans, c’est l’âge bête ajoutait-elle! » Le garde champêtre venait souvent chez elle pour lui signaler les méfaits de son garnement ! Son petit Francis et son copain Julien allaient jouer dans la carrière des Tanguy dès que les ouvriers avaient quitté leur travail. Les deux chenapans montaient dans les wagonnets vides et les faisaient dévaler à toute vitesse ; mais ils sautaient de la benne avant qu’elle quitte les rails et qu’elle déboule dans un bas-fond. Le plus souvent les wagonnets finissaient dans le ruisseau, couchés sur le côté.
En apprenant les jeux dangereux auxquels se livraient les deux garçons, ma grand-mère fut effrayée ; cela pouvait mal finir pour ces deux casse-cou. « Ils auraient pu se tuer, heureusement que le garde champêtre les a grondés ! » Mais elle était désemparée et elle ne savait jamais ce que son fils allait inventer pour se retrouver, une fois de plus, dans des situations précaires. Le destin se chargea de l’aider en quelque sorte…
Les deux galopins furent définitivement séparés, lorsque ma grand-mère tomba malade et qu’elle fut hospitalisée à Quimperlé. Francis fut mis en pension chez une tante . Une maîtresse femme, encore célibataire, plutôt collet monté et surtout très pieuse. Elle était impitoyable, au moindre manquement des règles, que ce fût pour les prières ou pour les devoirs. Avec elle, il fallait filer droit. Cela le jeune Francis l’apprit à ses dépens. Un jour en rentrant de l’école, il passa sa main par la grille du couvent des bonnes sœurs et attrapa deux poires et tira la langue à une vieille religieuse qui l’interpellait. Son austère parente fut tout de suite prévenue par les religieuses offusquées ; elle décida de lui infliger une sévère correction.
Elle le sortit dans la rue, à la vue de tout le monde, à l’heure où la « pilhouer » passait avec ses chiens et que quelques curieux bavardaient d’une fenêtre à l’autre. Surpris, quelques-uns d’entre eux assistèrent à cette scène avec une certaine satisfaction.
Sa parente en colère déculotta Francis sur le trottoir et lui administra une magistrale fessée avec une badine de saule.
Cette fois, couvert de honte, Francis s’enfuit et se cacha dans le vieux cagibi d’un épicier où il passa la nuit. Découvert dès le matin, il fut ramené par la maréchaussée, chez sa tante .
À partir de ce moment, les bêtises et les petits larcins s’arrêtèrent . Francis s’assagit et rentra à l’école des mousses . Il s’engagea dans la marine nationale, puis se maria en 1939. Lorsque la guerre se déclara, le jeune militaire était embarqué comme matelot sur le contre-torpilleur « Audacieux » .
Au Large de Dakar, le bâtiment de la Marine de Vichy fut attaqué par un destroyer anglais. Un violent incendie se déclara à bord et une partie du navire coula avec son équipage. Mon père et plusieurs rescapés durent nager dans les nappes de mazout pour échapper aux requins, nombreux sur le lieu du naufrage. Mon père resta pendant près de 5 heures dans le mazout ; à côté de lui, il voyait beaucoup de ses compagnons couler par épuisement.
À son tour, à bout de force, il évoqua Sainte Anne et eut la vision de ma mère avec deux filles, alors qu’il ignorait qu’elle attendait un enfant. Au bord de l’épuisement, il se sentit happer par quelque chose ; un bateau anglais qui patrouillait à la recherche des naufragés le repêcha avec quelques survivants. Les rescapés furent ramenés dans un camp et furent considérés comme prisonniers de guerre. Porté disparu plusieurs mois, mon père fut relâché et regagna la France.
Le gouvernement de Vichy le signala comme déserteur et le fit rechercher…
Après sa participation à plusieurs sabotages clandestins pour la France libre, le gouvernement de De Gaulle lui rétablit son statut de militaire. Il combattit en Indochine, puis en Algérie et il reçut plusieurs décorations.
Il faisait la fierté de notre « Nénaine Thurine, et elle nous en parlait chaque fois que nous lui rendions visite.
« À croire que la fessée de Louise lui a mis du plomb dans la tête ! plaisantait-elle. »