Plage-du-Vieil-Noirmoutier

Mon grand-père

Noirmoutier-en-l'Île Plage du Vieil

Un homme marche lentement sur le chemin qui mène à la plage du Vieil. Il longe les maisons basses toutes blanches couvertes de simples tuiles romaines, alignées derrière leurs murets de pierre et leurs pots de fleurs. Il est grand mais sa silhouette est un peu alourdie par le poids des ans. Habillé d’une veste et d’un pantalon bleus, il garde sur la tête la casquette de marin sans laquelle il ne pourrait pas sortir de chez lui. Le chemin s’achève dans le sable de la plage. Devant lui le rivage se divise en deux parties bien distinctes. A sa droite la large baie fermée à son extrémité par une pointe rocheuse coiffée des premiers arbres du Bois de la Chaize. A sa gauche une vaste avancée de rochers plats, couverts d’algues. Les connaisseurs en décrochent les berniques et vont dans les mares dégagées à marée basse chercher crevettes et crabes.

Il s’assied sur le petit mur qui sépare ces deux paysages et reste longuement immobile en regardant la mer. Son visage buriné par le sel du grand large respire la sérénité. Ses yeux bleus palis par le soleil semblent absorber les couleurs de la mer qu’il contemple. Si on y fait bien attention on y remarque bien même d’un légère buée qui trahit son émotion, pour ne pas dire son bonheur.

Cet homme, c’est mon grand-père. Il s’appelle Jean-Pierre, descendant d’une longue lignée de marins qui s’appelaient tous Pierre ou Jean-Pierre. Il n’a pas fréquenté longtemps l’école, juste le temps de passer son certificat d’études, avant de s’engager à son tour dans le métier de la mer. Pourtant il a connu une vie extraordinaire qui m’a fait rêver quand j’étais enfant et qui me fait même encore rêver aujourd’hui.

Bien entendu, il a commencé comme mouse à bord du bateau de pêche de son père, apprenant tout de l’art de naviguer à la voile, de percevoir les caprices du temps et de découvrir les lieux les plus généreux en poissons. Cette expérience était insuffisante pour son esprit tourné très jeune vers la découverte et l’aventure. Il s’est engagé dans la marine commerciale. Quand j’ai été en âge de comprendre les propos des adultes et de poser des questions, j’ai profité des vacances que nous passions avec mes parents à Noirmoutier pour écouter les histoires merveilleuses qu’il me racontait. Je crois même que j’étais son seul confident car il était plutôt taiseux au quotidien.. Elles valaient largement les livres de contes et légendes que l’on m’offrait pour mon anniversaire ou à Noël.

De nombreux bâtiments de la marine marchande naviguaient encore à la voile à la fin du XIX ème siècle. Pourtant ils allaient loin, très loin. Après avoir accompli des traversées le long des côtes de l’Atlantique, mon grand-père a eu la chance d’embarquer pour des courses beaucoup plus lointaines. Les voyages les plus mythiques pour moi étaient ceux qui l’ont conduit jusqu’aux comptoirs de l’Inde. Je me rappelais la litanie apprise à l’école « les trois comptoirs de l’Inde sont Pondichéry, Carical et Mahé ». Ces noms aux consonances musicales étaient empreints de magie. Pourtant il en manquait deux que je découvris plus tard, Chandernagor et Yanaon. Mon grand-père ne parlaient que des trois premières.

Je ne me souviens pas du tout des détails concernant les marchandises transportées, sans doute des tissus et des épices selon la longue tradition des échanges avec l’Orient. Je n’ai en mémoire que les récits de ses fantastiques navigations qu’il savait me décrire avec des mots très simples mais des étoiles dans les yeux. Son baptême de la ligne lorsqu’il a franchi pour la première fois l’équateur, un vrai baptême car il fut aspergé d’eau sur ordre d’un vieux marin déguisé en Neptune et qui symboliquement avait pris pour quelques heures le commandement du navire. Le contournement du mythique Cap de Bonne Espérance que j’ai eu la chance de voir 70 ans plus tard, suivi de l’escale à Port Elisabeth pour se réapprovisionner en vivres. La traversée de l’Océan Indien, loin de toute terre pour se glisser entre l’Inde et Ceylan, aujourd’hui le Sri Lanka. L’arrivée enfin sur la côte est de l’Inde dans les ports colorés et animés de Pondichery et de Carical où l’on parlait parfaitement le français.

Il a du fréquenter les rues et les bars de ces comptoirs qui appartenaient à la France depuis le XVIIème siècle et la création de la Compagnie des Indes mais il ne me parlait que de l’ambiance des échanges sur les quais, des musiques typiques et des fruits exotiques vendus sur les étals en plein air. Toutefois, c’est sur ses longues journées en mer qu’il revenait toujours. Les jours et les nuits passés à ne voir que les vagues chassées par l’étrave du bateau, les horizons infinis qui selon le temps se teintaient de turquoise sous le soleil ou de gris presque noir lorsque les tempêtes s’annonçaient. Certes il y avait du travail à bord mais aussi de longs moments de trêve passés à discuter, parler du pays, jouer aux cartes ou fabriquer de minuscules maquettes de bateau. J’ai conservé ainsi comme souvenir l’une de ces maquettes soigneusement protégée dans un coffret vitré.

Ce sont sans doute ces images qui lui repassaient devant les yeux quand il contemplait, depuis son modeste siège de pierres sèches, la mer qui s’étendait devant lui. Pourtant Noirmoutier n’est qu’une ile et l’horizon est limité côté est par le continent comme on dit là-bas. Mais je crois qu’il voyait beaucoup plus loin, quelque part au large de l’Afrique ou au milieu de l’Océan Indien. Je ne sais pas si il repensait également à ces années où, pendant le conflit de 14-18e, il a du embarquer à bord d’un vaisseau de guerre et au moment où il a vu la mort de près, son bateau étant torpillé par les Allemands. Sauvé par un camarade de combat mais grièvement blessé à la jambe, il est revenu enfin à la maison retrouver ma grand-mère. Malheureusement il a fini par en mourir car les blessures ont provoqué une gangrène quelques trente ans plus tard, trop tôt pour que je puisse profiter de lui autant que je l’aurais souhaité.

Il n’y avait pas un seul jour sans ce moment d’échange intime avec la mer. En fait, mon grand-père était marié à la mer avec peut-être autant d’attachement qu’à ma grand-mère. Elle lui avait pourtant pris son propre père, disparu alors qu’il cabotait dans la baie de Bourgneuf, cette même mer sur laquelle il aimait, encore vaillant, m’emmener pêcher au large et m’apprendre mes premiers rudiments de navigation, alors que j’avais 10 ou 12 ans. Il ne parlait pas beaucoup mais les quelques mots qu’il prononçait était tous dédiés à un seul sujet, la mer, comment elle accueillait son petit canot à voile unique, sa couleur et le sens de ses vagues, la signification des balises et des éclats du phare du Pilier, même sa musique que l’on pouvait percevoir quand nous étions seuls loin du rivage.

Quand je retourne sur la plage du Vieil, je m’assois symboliquement sur le même muret pour regarder moi aussi la mer, même encore aujourd’hui alors que j’ai dépassé l’âge auquel il est parti. Je suis dans ces moments-là mon grand-père, l’homme qui ne pouvait pas laisser passer une seule journée sans voir la mer.

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