LE RASSEMBLEMENT DE RESTEHOUANET
par Ronan TROADEC
Parti de Rostrenen à la fine pointe de l’aube de ce dimanche 17 thermidor an III (1) (5 juillet 1795) un détachement d’une soixantaine d’hommes, commandés par le capitaine Meyer et le commissaire civil Louet, se dirigeait vers Restehouanet où un fort rassemblement de chouans avait été annoncé. Après trois heures d’une route qualifiée de pénible (2), la petite troupe touchait enfin au but.
Le village est aussitôt cerné et faute de chouans en vue, les perquisitions commencent à la recherche d’armes. Le tailleur Joseph Le Mao refuse longtemps d’ouvrir sa porte, ce qui éveille des soupçons. Il dira par la suite qu’il craignait qu’on ne lui enlève son pain, car un an auparavant, un détachement lui prit une demie tourte de pain de seigle, du beurre et deux poules (3).
Aucune arme ne sera trouvée, mais une heure après l’arrivée des soldats, de petits groupes de deux à quatre hommes commencent d’affluer vers Restehouanet, ils sont arrêtés au fur et à mesure. Des patrouilles envoyées dans les chemins alentour en interceptent d’autres, des coups de feu sont tirés en vain sur les fuyards, tandis que depuis les hauteurs une assistance nombreuse suit le déroulement des opérations. En fait, le détachement est arrivé trop tôt, le rassemblement prévu n’aura pas lieu.
(1) Le calendrier républicain n’était en vigueur que depuis peu de temps et l’ancienne dénomination des jours continuait à être utilisée à défaut d’avoir une existence légale.
(2) Rapport du citoyen Louet, Archives départementales des Côtes d’Armor 102L706. Trois heures pour neuf kilomètres par la route la plus directe est une allure fort lente, à moins que pour plus de discrétion n’aient été empruntés des chemins de traverse. De toutes façons qu’en ce début de juillet la route soit qualifiée de pénible laisse imaginer les difficultés de circulation à la mauvaise saison.
(3) La modestie apparente du larcin ne doit pas faire sourire, la précarité alimentaire de l’époque est réelle.
En tout, 18 hommes vont être arrêtés et conduits à Rostrenen :
– Jean Augé, 45 ans, journalier à l’année chez Julien le Béhérec à Penfao
– Pierre Coëtmellec, 47 ans, cultivateur à Mané Hamon
– Jean Coëtmellec, 16 ans, cultivateur, demeurant chez son père à Mané Hamon
– Pierre Coëtmellec fils, 20 ans, cultivateur, demeurant chez son père à Mané Hamon
– Yves Coëtmellec, 18 ans, cultivateur, demeurant chez son père à Mané Hamon
– Louis Le Barz, 50 ans, cultivateur à Bourg Kerrac’h
– François Le Corre, 17 ans, cultivateur chez Julien Le Corre, son père à Boudialen
– Joseph Le Corre, 17 ans, cultivateur, demeurant chez Noël Le Corre, son père à Lomélus
– Noël Le Corre, 50 ans, cultivateur à Lomélus
– Louis Le Dilly, 23 ans, cultivateur à Boudialen
– Yves Le Goff, 40 ans, cultivateur à Caldehouarne (Caleshouarn)
– Marc Le Lamer, 27 ans, cultivateur servant chez Louise Royant à Keryvon en Lescoët
– Jean Le Louarn, 28 ans, cultivateur à Lomélus
– Pierre Le Maner, 20 ans, tailleur, demeurant à Kervéo chez sa mère
– Joseph Le Mao, 37 ans, tailleur et cultivateur, demeurant à Resterhouanet
– Pierre Maubé, 25 ans, cultivateur à Bourg Kerrac’h
– François Perrot, 38 ans, demeurant chez sa mère à Resterhouanet
– Michel Salvar, 17 ans, cultivateur, demeurant chez Julien Le Corre à Boudialen.
Incarcérés à la vétuste prison de Rostrenen, transférés à Saint-Brieuc le 19 thermidor, ils ne recouvreront la liberté que le 29 thermidor (16 août).
Depuis 1790, la prison était située dans le « château », c’est-à-dire la maison construite en 1720 sur son emplacement par la baronne de Rostrenen. Depuis longtemps inhabité et tombant en ruine, l’édifice comportait une dizaine de pièces aux planchers vermoulus et aux fenêtres en partie dépourvues de vitrages, un appentis de la cour servait de corps de garde. Les évasions étaient fréquentes et François Garandel n’accepta le 1ᵉʳ thermidor an III (5) de prendre ses fonctions de concierge qu’à condition d’être déchargé de toute responsabilité en cas de fugue de ses pensionnaires.
Les 18 suspects écroués allaient devoir justifier de leur présence sur les lieux à cette heure matinale et précisément le jour prévu pour le rassemblement. Les interrogatoires vont se dérouler dans la prison elle-même les 28 et 29 messidor (16 et 17 juillet). François Saint-Jalme (6), juge de paix du canton de Mellionnec, recueillera leurs explications souvent embarrassées.
Bien sûr, personne n’avouera être venu pour le rassemblement. Noël Le Corre, accompagné de son fils Joseph et de son gendre Jean Le Louarn se rendait aux forges des Salles chercher du fer, tout comme Pierre Coëtmellec et ses trois fils allaient y acheter un chaudron et une galettière. Louis Le Barz et Pierre Maubé venaient chercher une vache, tandis qu’Yves Le Goff rendait visite à une parente malade. Le tailleur Pierre Le Maner allait au bourg acheter des aiguilles. Quant à François Le Corre, Louis Le Dilly et Michel Salvar, ils prétendront qu’ils se rendaient ensemble au pardon de Saint-Guinis en Plouray, bien qu’aucun des trois ne portait des habits de fête.
Lorsque le juge demande s’ils étaient au courant du rassemblement ou si quelqu’un leur avait intimé l’ordre de s’y rendre, les langues se délient un peu. Si certains admettent du bout des lèvres en avoir entendu vaguement parler, d’autres tels François et Joseph Le Corre ou Louis Le Dilly sont plus affirmatifs : des chouans sont venus chez eux leur ordonner de se rendre à Restehouanet le 17 messidor au matin, munis de deux jours de vivres, et ce, sous peine de mort. Tous se défendent d’avoir eu la moindre intention de se soumettre à pareille réquisition : s’ils se trouvaient à Restehouanet au jour et à l’heure dite, c’est que par le plus grand des hasards leur route passait par là. De fait, pris entre le marteau et l’enclume, les paysans ne savent plus que dire ni que faire pour éviter les foudres de l’un ou l’autre camp. Quant aux chouans porteurs de ces convocations assorties de menaces de mort, ils sont unanimement désignés comme étant Jean Salvar de Kerbellec, Joseph Le Roux de Kerzoze et Claude Le Notout du Rest. Salvar et Le Roux sont tous deux déserteurs des armées de la République.
Ces déclarations ainsi que l’absence de faits avérés mettent François Saint-Jalme dans l’embarras. En effet, le rassemblement prévu n’a pas eu lieu par suite de l’intervention prématurée de la troupe et contre les suspects existent uniquement de simples présomptions. Toutefois en ce début juillet 1795 la situation politique tant nationale que régionale est particulièrement grave : l’armée des émigrés, forte de 3 600 hommes assistée de la flotte anglaise a débarqué à Quiberon le 27 juin et a réussi à prendre pied, vite rejointe par les chouans de Cadoudal, relançant ainsi la guerre civile que l’on avait cru un temps apaisée après les accords de la Mabilais le 19 avril. L’armée de Hoche, presque aussitôt sur place, mais ne disposant d’effectifs suffisants que depuis le 4 juillet, n’allait venir à bout des royalistes que le 22.
(5) Pendant la détention des 18 interpellés de Restehouanet.
(6) Saint-Jalme, bien que juge de paix du canton de Mellionnec est contraint de résider à Rostrenen « à défaut de garnison dans les campagnes pour empêcher les ravages et les assassinats des chouans » (Interrogatoire de Jean Augé le 28 messidor an III). Saint-Jalme a raison de se méfier, en novembre de l’année suivante il sera fusillé par les chouans ainsi que son père, maire de Mellionnec.
Saint-Jalme demande donc au directoire du district de Rostrenen, à l’origine de l’intervention de Restehouanet, un complément d’information et un avis sur le sort à réserver aux suspects. À ce courrier, le directoire répondit fort prudemment : « ils sont de votre canton, ainsi vous êtes plus en état de les connoitre que nous-mêmes. Nous laissons donc à votre sagesse à prendre sur leur sort telle décision que vous jugerez convenable. (7) » Le même jour, 9 thermidor, le conseil municipal de Mellionnec rédige un certificat attestant : « que les détenus de la commune de mellionnec ont été toujours avant et pendant la révolution de très honnêtes gens, qu’ils ont jusqu’ici obéis exactement aux lois de la République ; qu’ils n’ont jamais à notre connaissance, communiqué avec les chouans ; que s’ils s’étoient trouvés dans le village appelé Resterhouannet, ce n’étoit pas par volonté de porter les armes contre la République, mais bien pour céder à la force, par crainte d’être assassinés et égorgés, peut-être ce jour même, ou quelques jours après (car telles étoient les menaces des chouans) et l’on voit assez souvent que les plus honnêtes gens sont dans de telles circonstances les plus craintifs et les moins fermes. (8) »
N’osant prendre seul une décision et ne trouvant aucun appui auprès d’une administration locale bien décidée à ne pas se mêler de cette histoire, le juge de paix préfère transmettre le dossier au tribunal criminel du département et transférer l’ensemble de ses prisonniers à Saint-Brieuc, pour qu’ils soient jugés « soit en terreur pour les malveillances s’ils sont coupables, soit pour les rendre à la moisson s’ils sont innocents (9). »
(7) Courrier du district de Rostrenen au juge de paix de Mellionnec le 9 thermidor an III (27 juillet 1795).
(8) Certificat délivré par le conseil municipal de Mellionnec le 9 thermidor an III (27 juillet 1795), signent : Daniel procureur de la commune, Corentin Le Can, René Jouan, G. Le Goff, François Le Louarne, Julien Tanguy, René Rillo, François Le Bozec, Joseph Le Dilly, G. Dersel, Botterel, Louis Le Béherec secrétaire greffier.
(9) Lettre de Saint-Jalme à l’accusateur public du département des Côtes du Nord le 11 thermidor an III.
Arrivés à Saint-Brieuc le 19 thermidor, les dix-huit prévenus sont interrogés dès le jour suivant. Les dépositions varient peu, plusieurs toutefois, dont les frères Coëtmellec, admettent avoir été prévenus du rassemblement et qu’ils s’y rendaient sous la menace. Joseph Le Corre précise que Salvar et Le Roux lui dirent « […] que c’était pour me rendre avec eux et d’autres particuliers sur les côtes du Morbihan où j’aurais été habillé et armé… ». Pierre Le Maner et François Perrot ont eux entendu parler d’un second rassemblement au Merzer (10) en Langoëlan, où devaient se retrouver le même jour les jeunes gens de plusieurs paroisses, dont ceux de Mellionnec d’abord réunis à Restehouanet.
Dans son réquisitoire du 29 thermidor, l’accusateur public après avoir fait remarquer que dans cette affaire aucun mandat d’arrêt n’a jamais été délivré, constate que « De ce procès-verbal, il résulte qu’il n’y a pas eu de rassemblement, qu’il n’a existé qu’un projet […] » et requiert en toute logique le non-lieu, regrettant au passage que les trois instigateurs nommément désignés n’aient pas été arrêtés. Libérés sur le champ, nos dix-huit paysans n’avaient plus qu’à regagner leur village et leurs moissons.
(10) Dans la chapelle du Merzer était cachée derrière des boiseries une partie de la poudre volée à Pont-de-Buis le mois précédent. Une patrouille de Bleus bivouaquant dans la chapelle faillit en faire les frais : ignorant la présence de la poudre et par là inconscients du danger, ils firent un feu à l’intérieur même de l’édifice, à deux pas de la cachette.
Le coup de filet manqué de Restehouanet est-il pour autant un coup d’épée dans l’eau ? Oui, si l’on s’en tient au dessein initial qui était d’effectuer une arrestation massive, mais si l’on se place du point de vue des dix-huit prévenus, le bilan est finalement positif.
En effet, le but de ce rassemblement et de celui du Merzer était de renforcer l’armée des chouans qui soutenait le débarquement des émigrés à Quiberon. La victoire finale de Hoche le 22 juillet, les exécutions qui suivirent, s’ajoutant aux fortes pertes essuyées par les chouans durant les combats, font que leur arrestation a certainement sauvé la vie à une bonne partie de ces hommes. Ce qui vaut bien quelques semaines dans les cachots de la République.
eUne conséquence inattendue de cette affaire est que disposant du signalement de 18 personnes, il nous est possible de nous faire une certaine idée de l’aspect physique des hommes de la commune en cette fin de XVIIIᵉ siècle.
Avec une taille moyenne de 1,64 m, les deux extrêmes étant 1,55 m et 1,68 m, le paysan de Mellionnec est dans la norme de l’époque. Les yeux sont bleus ou gris, les cheveux généralement châtains, à l’exception des frères Coëtmellec blonds et d’Yves Le Goff roux. Tous sont vêtus « à la vannetaise » d’une chemise et d’un pourpoint de toile, d’un gilet de toile ou de laine et pour certains d’une veste. Ils portent de « grandes culottes », un bragou braz que vient parfois soutenir une ceinture de buffle, le bas des jambes est serré dans des guêtres de toile ou de laine brune, aux pieds les sabots sont plus fréquents que les gros souliers de cuir. Un chapeau rond, souvent défraîchi, mais, accessoire indispensable de la dignité masculine, vient couronner l’ensemble.
© Ronan Troadec 2008.